Dakar - Agadès - Dakar
Photos
(Du 4 au 19 janvier 1997)
Une
aventure inachevée (Récit
d'Isabelle Jomini)
Une belle journée s’annonce à l’horizon. Je me
réveille en pleine forme après une bonne nuit de sommeil. Aujourd’hui
c’est une
étape de transition, seulement 400 km entre Tombouctou et Gao. Une
classique du
Dakar. C’est Picard qui détient le record en moto. On verra si son
temps va
tomber aujourd’hui.
Je me
sens très sûre de moi après ma bonne
performance d’hier. La spéciale était particulièrement éprouvante, avec
ces 660
km; c’était la plus longue du rallye. La plupart du temps, les pistes
étaient
sablonneuses avec des ornières profondes. Normalement, je suis nulle
dans ce
genre de terrain. Mais je ne sais pas pourquoi, je me suis sentie très
à l’aise
sur ma moto et je roulais merveilleusement bien. Tout ce que
j’essayais,
passait comme pas enchantement. Je me suis faite quelques frayeurs,
mais à
chaque fois j’ai réussi à éviter la chute. J’avais l’impression d’être
invulnérable ! Je crois que j’ai enfin franchis un cap que j’attendais
depuis
longtemps : passer à la vitesse supérieure. Depuis plusieurs années,
j’avais
l’impression de végéter à mon niveau, et là, d’un seul coup, j’ai fait
un bon
en avant.
Le
cameraman de France Télévision s’approche
de moi. Gérard Holtz, qui l’accompagne, me demande comment ça se passe
pour moi
en me tendant le micro :
- Ça va super bien ! Hier, j’ai
vraiment bien roulé, je crois que j’ai enfin trouvé le
« truc » pour
rouler dans le sable. Je ne suis pas tombée une seule fois ! C’est un
exploit
pour moi, mais je pense que je vais me rattraper aujourd’hui ! Lui
répondais-je
en rigolant.
- Merci
Isabelle et bonne route !
Jean-Luc
Martin, le pilote avec qui je partage
le mécanicien, me dit aussitôt :
-
T’aurais pas dû dire ta dernière phrase, ça
va te porter la « poisse » !
- Ouais,
t’as raison, je ne sais pas pourquoi
j’ai dit ça, c’est sorti tout seul... Mais c’est vrai que je suis un
peu en
soucis : ça a trop bien marché hier pour que ça continue... Enfin…, la
spéciale
est courte et roulante, je ne devrais pas avoir trop de problème.
Le
concurrent qui devait s’élancer devant moi
reste « planté » sur la ligne de départ. De loin, le
commissaire me
fait signe que je peux prendre le départ. Ça me
permet de bénéficier d’un peu d’élan avant de traverser cette zone de
sable
complètement labourée.
On
débute immédiatement par des passages très
sablonneux et labourés, agrémentés de petites dunes. Je me sens aussi à
l’aise
qu’hier sur ma moto et ça me rassure. Je suis en pleine forme et
heureuse de
rouler.
La
désillusion arrive très vite, beaucoup trop
vite... A 12 kilomètres du départ, plus exactement. Dans un virage à
gauche, je
sens ma roue arrière qui glisse légèrement. Rien d’inquiétant, ce genre
de
phénomène m’est bien arrivé une bonne cinquantaine de fois ces derniers
jours. Instinctivement,
je sors ma jambe gauche et remets gentiment du gaz pour remettre ma
moto en
ligne. Subitement, sans que je ne comprenne pourquoi, ma moto se couche
sur le
côté en m’éjectant. Aussitôt, une violente douleur à la jambe gauche
m’arrache
un cri strident. C’est une sensation différente de celle dont j’étais
habituée
avec mes distorsions de ligaments du genou. Je reste étendue par terre,
complètement abrutie par la douleur. D’habitude, le mal s’estompe au
bout d’un
moment, mais là ce n’est pas le cas...
Enfin un
concurrent, puis deux, arrivent et
s’arrêtent. Ils ne parlent pas français, mais comprennent très vite que
je suis
incapable de me lever toute seule. Ils me soulèvent délicatement. Une
fois
debout, j’essaye de poser mon pied gauche par terre. Aie ! Une violente
douleur
m’en dissuade immédiatement. Je m’appuie sur les épaules de mes deux
collègues,
qui me déposent au bord de la piste. Je leurs demande de bien vouloir
relever
ma moto et de la mettre en lieu sûr.
- Balise
? me demandent-ils
- Non,
je préfère attendre du secours. Merci
les gars, c’est sympa ! Vous pouvez y aller, je vais bien, je peux
attendre
toute seule.
Je ne
veux pas déclencher ma balise, car je
serai automatiquement mise hors course. Je préfère attendre une voiture
Tango.
Peut-être que ce n’est pas si grave que ça et que je pourrai
poursuivre. De
toute façon, il y a encore plein de motos et toutes les voitures qui
doivent
passer. Je ne suis pas abandonnée. Certainement qu’une voiture Tango
passera
bientôt.
Une fois
seule, j’ai tout le temps de méditer
sur ma chute. Je repasse sans cesse ces images dans ma tête, sans
arriver à
comprendre pourquoi je suis tombée. Et surtout, pourquoi je me suis
fait mal...
Ca m’est arrivé des centaines de fois de tomber de la sorte sans jamais
me
faire mal.
Je
regarde attentivement les concurrents
passer pour essayer de comprendre ma faute. Mais aucuns d’eux n’a la
moindre
tendance à glisser. Par contre, il me semble qu’il ouvre beaucoup plus
le
virage que moi. Je l’avais pris plus à la corde et c’est possible que
sous le
sable se cachait une plaque rocheuse et glissante.
Quoi
qu’il en soit, je commence à réaliser que
mon Dakar risque bien de s’achever là... Bien que la douleur s’estompe
un peu,
je suis incapable de faire le moindre mouvement avec ma jambe gauche.
J’ouvre
ma botte et constate que ma jambe est déjà bien enflée. J’ai l’horrible
sentiment qu’elle est cassée... Des larmes de désespoir coulent sur mes
joues.
Dire que ça fait plus de 6 mois que je prépare cette course, que
j’économise le
moindre centime pour m’offrir cette aventure, que Paolo Di Mauro (Moto
Evasion)
et Honda Suisse m’ont fait confiance en me préparant une moto
fabuleuse, faite
sur mesure pour moi... Quel drame ! Ce n’est pas possible, ça ne peut
pas
s’arrêter comme ça, si vite ! En en plus, pour une chute à la con ! Je
suis
complètement désespérée...
Les
premières voitures passent devant moi et
toujours pas de véhicule Tango. Je n’ai pas regardé l’heure, mais je
commence à
trouver le temps long.
Un
hélicoptère passe au-dessus de moi, mais ne
s’arrête pas. Peu après, arrive enfin un véhicule de l’organisation qui
s’arrête.
- Qu’est
ce qui t’es arrivé ?
- Je
crois que je me suis cassé la jambe...
- Tu
n’as pas déclenché ta balise ?
- Non,
j’espérai que ce ne soit pas trop
grave, mais maintenant, j’ai bien peur que la course est finie pour
moi, lui
dis-je en sanglotant.
-
J’appelle immédiatement du secours.
Un
instant plus tard, il revient :
- C’est
bon, ils sont informés. Ils vont
t’envoyer l’hélicoptère médical. On va attendre avec toi.
- Ce
n’est pas nécessaire, à part ma jambe, je
vais bien...
- On n’a
pas le droit de laisser un blesser
tout seul.
- Comme
vous voulez.
On
bavarde un peu pour passer le temps et
quelques minutes après, un hélicoptère atterrit. C’est l’hélicoptère de
la
presse. Un caméraman et un journaliste descendent et viennent vers moi :
-
Qu’est-ce que tu as fait ?
- Je
suis tombée bêtement, ma roue arrière a
glissé, et en voulant rattraper ma moto je suis tombée... Je crois bien
que je
me suis cassé la jambe...
- Tu
n’as pas trop mal ?
- Si je
ne bouge pas, ça va.
- Ca ne
te dérange si on te filme et qu’on te
pose quelques questions ?
- Non,
non...
Profitant
de leur présence, les gars de
l’organisation décident de partir.
Lors de
l’interview, je ne peux m’empêcher de
pleurer. Je suis vraiment effondrée à l’idée d’abandonner ce rallye qui
compte
tellement pour moi. C’est la première fois que ça m’arrive de devoir
abandonner
un rallye et je réalise à quel point c’est terrible. C’est tout un rêve
qui
s’écroule, pour si peu de chose.
Après
une bonne dizaine de minutes de prises
de vue, l’hélicoptère médical n’étant toujours pas arrivé, le
journaliste me
demande :
- Tu
veux qu’on attente l’hélico avec toi ?
- Non,
vous pouvez y aller. Je ne souffre pas,
je vais bien. Ne vous faites pas de souci.
- Il ne
devrait pas tarder, car on a entendu
sur notre radio qu’ils avaient répondu à l’appel. Bon courage et à
bientôt !
-
Merci...
A peine
5 minutes plus tard, l’hélico médical
atterrit. Et qui est-ce qui en descend ? Mon
« sauveur » de l’année
dernière, celui qui m’avait dépanné en essence et qui m’avait aidé dans
plusieurs circonstances :
- Alors
c’est toi ma pauvre chérie qui est
blessée ?
- Et
pourtant je t’avais dit que j’espérais ne
plus avoir besoin de tes services cette année !
- Tu
vois, tu ne peux pas te passer de moi...
On est désolé de t’avoir fait attendre si longtemps, mais il y a un
problème
avec l’hélico qui se trouve à Tombouctou et nous, nous étions sur
l’avant de la
course. Qu’est-ce que tu as fait ?
Je lui
raconte ma mésaventure pendant que deux
médecins s’occupent de moi.
- C’est
une bonne cassure. On va te donner des
calmants pour pouvoir enlever ta botte.
- Mais
je n’ai pas mal, essayez comme ça. Ce
n’est peut-être pas si grave que ça... lançais-je avec un dernier
relent
d’espoir.
- Non,
c’est impossible, tu vas trop souffrir.
-
Puisque vous le dites...
Ils me
mettent en place une perfusion et en
quelques petites minutes, je me sens complètement
« shootée ».
Avec
délicatesse, ils enlèvent ma botte et je
ne ressens absolument aucune douleur.
- On va
couper ton pantalon, ça sera plus
facile.
- Non !
Essayer de l’enlever d’abord !
Un
pantalon tout neuf, c’est quand même
dommage ! Ils y parviennent sans problème.
Ensuite,
à l’aide d’une attelle gonflable, ils
immobilisent ma jambe. L’opération la plus délicate, est de m’installer
sur le
brancard. Mais soutenue par trois hommes forts, j’y parviens sans trop
de
difficulté. Une fois attachée dessus, ils m’installent dans l’hélico.
Le
trajet est très court jusqu’à Tombouctou,
en plus, je suis tellement droguée, que j’ai de la peine à rester
éveillée.
A peine
arrivée à Tombouctou, on me transfère
immédiatement dans un avion qui était prêt à décoller sur Gao. Tout le
monde
est très gentil avec moi. Une fois installée dans l’avion, il décolle.
J’essaye
de résister aux assauts de mes
paupières pour me délecter du paysage exceptionnel qui s’offre à mes
yeux. Le
fleuve Niger dessine des méandres tourmentés au travers de ce désert
sablonneux.
Par moments, l’avion survole des pistes très nettement marquées par un
passage
récent. D’un seul coup je m’échappe de mon petit nuage pour laisser
couler
quelques larmes de crocodile. Ma détresse me reprend, mais l’effet des
médicaments me plonge pour quelques minutes dans un demi-sommeil. Je
vais
naviguer en eau trouble une bonne partie de la journée. Je prends
tellement
rarement des médicaments, qu’ils produisent toujours un effet exagéré
sur moi.
Arrivée
à Gao, on me transfert immédiatement à
l’infirmerie à l’aide d’un quad (!). Edouard, mon mécano, qui se
trouvait dans
le même avion que moi est surpris de constater que c’est moi qui suis
étendue
sur ce brancard. Je lui demande de s’occuper de mes affaires et de les
mettre
en lieu sur.
Le
Docteur Poitout s’occupe immédiatement de
moi. Il me fait deux radios. Elles sont d’assez mauvaise qualité, mais
il
constate tout même une bonne fracture du tibia sans grand déplacement
et
suppose une fracture du péroné. Aidé d’une doctoresse, ils
m’immobilisent la
jambe avec un plâtre synthétique, soigneusement ouvert au milieu.
Je passe
toute la journée à somnoler sur la
table médicale qui a servi à mes soins. Tous les moments forts de ce
début de
course défilent dans ma tête.
Le
premier à me sortir de ma somnolence, c’est
Patrick Sirejol, venu à l’infirmerie pour un petit bobo. Je ne peux
m’empêcher
de sangloter en lui racontant mon accident. Ensuite, tour à tour, mes
copains
viendront me trouver : Jean Brucy, Jean-Luc Martin, ... et à chaque
fois je pleure,
je n’arrive pas à me contrôler. Ce qui me fait encore plus mal, c’est
de savoir
que la spéciale était très roulante sans aucune difficulté. La preuve,
il est à
peine 14 heures et ils sont déjà presque tous arrivés. Ca me rend folle.
Ma
copine Suzanne, journaliste suisse, est
complètement effondrée d’apprendre mon abandon. Hier soir, c’était
Chris
Attiger, l’autre pilote suisse en moto, qui a dû abandonner suite à une
blessure au dos. Une chute encore plus stupide que la mienne, à 30
km/heure.
C’est le
5ème jour de course et il n’y a déjà plus
de Suisse en course...
Je
charge Suzanne et Jeannot (Jean Brucy)
d’une mission très importante : me trouver des cannes. Jeannot prend
Suzanne en
passager sur sa moto et partent à travers Gao à la recherche de cannes.
Je
m’attends à recevoir deux bouts de bois
plus ou moins de la même hauteur qui devraient m’aider tant bien que
mal à me
déplacer. Quelle n’est pas ma surprise quand j’aperçois Suzanne
brandissant
fièrement deux superbes « cannes
anglaises » !
- C’est
super, vous les avez trouvées où ?
-
C’était toute une aventure !
Elle me
raconte avec plaisir leurs péripéties
à travers Gao. Après avoir sillonné la ville de long en large, ils sont
tombés
sur un centre humanitaire qui avait entassé, dans un coin, un tas de
matériel
médical usagé. Ils n’ont eu qu’à choisir deux cannes plus ou moins
identiques.
Immédiatement,
je veux les tester. Mais une
fois debout, instantanément j’ai l’impression que tout le sang de mon
corps vient
s’agglutiner dans mon pied gauche. Je me rassieds sans tarder.
- Je
crois que c’est encore un peu vite pour
que je les essaye...
Après
une longue discussion avec les Docteurs
Poitout et Noël, je parviens à les convaincre de me laisser un ou deux
jours de
sursis avant d’être rapatriée. Mais ils insistent bien que c’est sur ma
propre
responsabilité. Cette bonne nouvelle me redonne un tout petit peu le
moral. Je
crois bien que ce qui est le plus dur, dans cette histoire, c’est de
devoir
quitter toute cette ambiance de rallye que j’aime tant.
En début
de soirée, Suzanne vient m’apporter
mon repas et on mange ensemble. Régulièrement, des copains viennent
discuter un
moment vers nous. Ca me fait très plaisir. France Télévision vient
également
prendre de mes nouvelles en directe dans l’émission
« bivouac ».
Une fois
étendue sur mon « lit de
camp », toute seule sous la grande tente le l’infirmerie, je
repense à mon
arrivée à Dakar, à ce début de course.
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